Ma femme ne me mérite pas
6h, je me lève pour aller travailler, un travail de dur labeur, physique, ingrat, sans reconnaissance, sans perspective d’évolution.
Je prépare mon petit déjeuner tout seul, à cette heure-ci elle dort encore, tout comme mes trois enfants. Le seul plaisir de cette matinée est de pouvoir manger dans un silence reposant, sans brouhahas intempestifs, sans mioches qui râlent, qui demandent où sont leurs affaires, qui font hurler la télé, qui se disputent pour la moindre connerie insignifiante.
Je suis bien, dans ce calme avant la tempête, mais paradoxalement, amer car elle, se permet de dormir encore.
6h30, je quitte le domicile, j’ai la « chance » de n’avoir qu’une heure de transport en commun.
Ligne 13 du métro parisien, la cours des miracles, des mélanges d’odeurs de transpiration, de litière et d’eau de Cologne bas de gamme. Je ne veux croiser aucun regard, ni écouter, je m’isole comme la plupart des gens, qui lisent, les yeux sur leur téléphone, ou font semblant d’écouter de la musique.
Un coup d’œil à ma montre, 6h50, elle doit dormir encore pendant que moi, je suis en apnée dans cet aquarium qui pue la pisse.
7h10, j’embauche, je pointe, je serre la main à mes collègues en leur demandant si ça va tout en n’écoutant pas leur réponse. Combien se sont souciés si j’allais bien ?
10h, pause clope, sur le parvis de ce bâtiment gris, je lui envoie un sms pour lui demander ce qu’elle fait, elle me répondra certainement, à son habitude, plus tard, ou pas. Ça coute quoi de prendre cinq minutes pour répondre ?
12h30, je pars déjeuner, comme tous les moutons, je fais la queue dans ce réfectoire qui pue autant que la ligne 13, peut-être est-ce les mêmes personnes qui prennent cette ligne et travaillent en cuisine.
Je mange en vingt minute, pendant mon café, je regarde mon téléphone, enfin un message : « je mange devant la télé et toi ? ». Pas un « bisou », pas un « je t’embrasse ». Ce ne sont pas les mots doux qui l’étouffent. Puis « et moi ? », comme si elle ne le savait pas ? J’aurais envie de lui répondre « et moi ? Moi je mange sur le pouce, puis je retourne travailler, pendant que toi tu te la coules douce, moi ? J’apporte l’argent tous les mois à la maison, pendant que le matin tu fais la grasse matinée ! Moi ? J’en ai plein le cul de cette vie de merde, je paierais pour prendre ta place, mater la télévision, et rester en jogging, connasse ! ». Au lieu de ça, je lui réponds « je retourne travailler, à ce soir ».
19h, chemin inverse, métro, il n’y a pas de raison que ça sente meilleur au retour qu’à l’aller, aux odeurs de pisse se rajoute les odeurs d’alcool ; j’en peux plus de cette ligne de merde, de ces putains de violonistes et accordéonistes ; j’aimerais avoir le courage de Douglas dans Chute Libre.
20h, je rentre, épuisé, les enfants sont déjà au lit, je les verrais ce week-end. Elle m’attend sur le canapé devant la télé, mon assiette est prête, c’est la moindre des choses.
Je sens un malaise ce soir, ses yeux sont rouges, une tension comme si elle allait me sauter au visage ; je n’ai pas envie de l’entendre, j’ai juste faim. Je mange vite fait avec l’intention d’aller vite me doucher et me coucher. Mais ce soir, ce n’est pas pareil, il y’a un truc qui cloche.
Elle me tend une lettre, écrite à 10h05 ce matin, c’est la réponse à mon sms lui demandant ce qu’elle fait :
« Mon chéri, ce matin je me suis levé 5 minutes après ton départ, comme tous les matins, j’ai réveillé les enfants, préparé leur petit déjeuner, leur cartable, je me suis assurée qu’ils avaient leur gouter pour la journée, leur ticket de cantine, j’ai enfilé un pantalon, un chemisier, et je les ai déposé à l’école, je suis rentré, je me suis douchée en 5 minutes, j’ai fait le ménage, je me suis occupé à trier les papiers que tu laissais trainer depuis des mois, j’ai fait venir le plombier pour réparer la fuite de la salle de bain, j’ai mangé vite fait devant la télévision qui est ma seule présence de la journée, j’ai amené la voiture au contrôle technique, puis j’ai fait les courses, acheté un peu de maquillage, je suis rentré, j’ai rangé les courses, je suis repartie chercher les enfants, j’ai fait les devoirs avec eux, j’ai préparé le repas, et je me suis maquillée et habillée un peu jolie pour moi mais aussi pour toi, mais tu ne l’as même pas vu. Voilà comment sont mes journées. Je t’embrasse ».
J’ai levé les yeux et je les ai surtout ouverts.
Ma femme ne me mérite pas
Yan Paul Noam, nouvelles itératives