Jonathan Curiel a 33 ans. Il nous explique pourquoi il a décidé de devenir une femme, physiquement et pour l’état civil. Mais dans sa tête, il l’est déjà, depuis qu’il est tout petit.
« Maman, il est pas joli mon zizi, j’en veux plus ! »
Je dois avoir trois ans, ma mère me donne mon bain. Je tire sur le petit machin que j’ai entre les jambes, je le trouve vilain. Ma mère n’a pas l’air contente, elle dit : « Tais-toi ! » Ou alors elle fait comme si elle n’avait pas entendu. Mais je le lui dis souvent. Et je vois bien qu’elle ne sait pas quoi me répondre. Quand j’ai six ans, maman nous emmène à l’hôpital pour voir notre grand-mère, qui se fait opérer des trompes. Elle nous explique ce que c’est que les trompes, je lui réponds, ravi : « Moi aussi, je veux aller à l’hôpital faire la même opération parce que je veux être une fille ! » Elle se fâche : « Jonothan, on va seulement à l’hôpital si on est malade ! » Ma sœur se marre, elle dit que je suis vraiment idiot de dire des trucs pareils.
Je viens de Sarcelles. Gamin, j’étais timide, renfermé. J’aimais jouer avec des poupées, faire « la maman », me fabriquer des vêtements, et on me regardait de travers. « Mais quoi, t’es pas content d’être un mec ? » Mon frère me toise, ahuri, un peu méprisant. J’ai dix ans, j’essaie de lui expliquer que très tôt, j’ai compris que mon corps de garçon n’allait pas avec ce que je ressentais dans ma tête, que me voir dans le miroir me dégoûtait. Il me regarde comme si j’étais fou. Comment lui faire comprendre que j’étais persuadé que je serais une fille un jour, mais que je ne savais pas comment ? Je ne savais même pas si c’était possible. Mais j’y croyais déjà.
L’adolescence a été horrible. Mon corps changeait, je devenais un homme. Petit, j’avais les traits fins, je n’étais pas épais, et j’aimais la finesse de mon apparence. Là, je voyais arriver avec dégoût un corps d’homme, plus dense, moins gracieux, puis la barbe, la pomme d’Adam. Tout ce qui me faisait ressembler à un homme et moins à une femme. Je me détestais. Quand je parlais à mes parents de mon mal-être, ils ne voulaient pas m’entendre. Alors je n’en parlais plus. Ni à ma sœur, ni à mon frère. Je me sentais si seul. Pas comme les autres.
Vers l’âge de dix-huit ans, j’ai commencé à me renseigner sur le changement de sexe, j’ai vu des psys, j’ai passé des tests. Ce n’était pas évident, et ça m’a même découragé... Les médecins cherchent à tout prix à savoir si vous êtes un transsexuel (ou un travesti, un homme qui aime s’habiller en femme), si vous souffrez réellement d’une « dysphorie de genre ». J’ai eu peur ! Oui, j’ai eu peur de continuer, d’avancer, je me sentais isolé, fragile. C’est vraiment par hasard, quelques années plus tard que je suis tombé sur une association de transsexuels pour m’informer et m’aider dans mes démarches.
J’avais quitté Sarcelles, mes parents, pour aller vivre à Paris et gagner ma vie en tant que serveur. Et dans le foyer où j’habitais, j’ai connu Charlize. Une « trans » opérée. J’étais médusé. Je la trouvais superbe, très féminine. Une peau sublime, une douceur. La rencontrer, rencontrer d’autres transsexuels m’a soulagé à un point inimaginable, pour moi tout était enfin possible, c’était merveilleux, génial ! Charlize a été opérée il y a deux ans, elle a répondu à toutes mes questions, même les plus pointues. Et là, j’ai repris espoir, à fond, je me suis dit que moi aussi, j’allais y arriver. C’est Charlize qui m’a mis en contact avec la fameuse association, un endroit très convivial, je m’y sens bien. Là, j’ai obtenu toutes les informations, tout le soutien dont j’avais besoin.
Mais j’avais encore peur de franchir le pas. Pourquoi ? Sûrement cette crainte qui doit venir d’un manque de confiance, parce que j’ai grandi isolé sous le regard des gens dans ma petite province. Changer de sexe, ce n’est vraiment pas simple, ce n’est pas quelque chose que vous faites sur un coup de tête, parce que vous êtes mal dans votre peau. Ca se fait par étapes, et c’est très long. Il y a d’abord le traitement hormonal, l’androcure, qui endort la testostérone, l’hormone mâle. Un traitement à prendre à vie. Il y a le suivi « psy », celui des endocrinologues. Ensuite il y a l’opération du sexe, très lourde, qui dure six ou sept heures. On fabrique un vrai vagin, un clitoris, à partir de la verge et du scrotum. Je connais des transsexuels qui peuvent avoir du plaisir, des orgasmes, tellement elles ont été bien opérées. Puis il y a les prothèses des seins à installer, deuxième opération. Sans oublier le laser pour les poils de la barbe, l’ablation de la pomme d’Adam. On peut aussi se faire opérer les cordes vocales, ou consulter une orthophoniste pour la féminiser. Après les grosses opérations, qui sont plus ou moins remboursées par la Sécurité sociale, on passe à la phase dite « civile », et c’est là que c’est plus compliqué. Il faut prouver, avec l’aide d’un avocat, d’un psychiatre, qu’on est à présent une femme. C’est long et c’est cher. Après, on a une nouvelle carte d’identité.
Très tôt, j’ai compris que j’étais attiré par les hommes. Mais attention, pas les hommes homosexuels, par les hétéros, ceux qui aiment les femmes. C’est donc assez compliqué à gérer. Je suis souvent rejeté par les homosexuels, qui ne comprennent pas mon ambition de devenir femme. Sur les hommes, je porte un regard de femme, et les homosexuels ne l’acceptent pas toujours. Un gay à qui je me suis un soir confié dans un bar m’a lancé, furieux : « Te faire opérer ? T’es malade ! C’est du gâchis ! T’es un beau garçon, moi aussi je me sens femme, mais moi j’accepte ce que je suis ! » Encore une fois, je me suis rendu compte à quel point j’étais différent. Et mal compris.
Je n’ai jamais eu d’histoire d’amour avec une femme. J’éprouve une sorte de plaisir, mais dans ce corps-là, ce corps qui est encore un corps d’homme, ça ne marche pas. Je ne supporte pas qu’on touche mon sexe. Car ce sexe-là, ce n’est pas « moi ». Donc je préfère les histoires sentimentales aux physiques. Je fréquente des hommes bisexuels, attirés par mon côté androgyne. Des aventures agréables, pas importantes, que je vis au jour le jour.
J’ai moins peur depuis que je me suis tant informé. J’ai pris mon temps, j’ai écouté, j’ai parlé avec beaucoup de « trans » rencontrées par l’association. Je n’ai pas envie de me précipiter parce que je n’ai pas envie de me « rater », de ressembler à n’importe quoi ! Et se rater, ça veut dire une douleur psychologique terrible à traîner toute sa vie. Patience donc ! Je veux être jolie, avoir de la classe, ne pas trop trafiquer mon visage, rester naturelle. Le Botox, la silicone, tout ça, c’est trop laid. Je commence petit à petit à modifier mon physique, j’ai fait enlever les poils de barbe au laser et je pense entamer le traitement hormonal. Je sais qu’il y a des effets secondaires, que ça attaque le foie, les artères, que ça peut changer mon psychisme, mais je suis prêt. J’attends avec impatience de débuter l’androcure, de ne plus avoir d’érections, j’en ai tellement marre de ce pénis que je trimbale !
Ca se passe un peu mieux avec mes parents. Changer de sexe pour beaucoup de gens, dont eux, ça représente l’image qui fait peur des transsexuels du Bois de Boulogne, la drogue, la prostitution. Je pense qu’ils ont enfin commencé à accepter mon choix, même si ce n’est pas toujours facile. Avec ma sœur, je la joue à l’humour, je lui dis au téléphone : « Salut, c’est ta future frangine ! » Mais avec mon frère, ça ne passe pas trop bien. On n’en parle pas. Quant à mes grands-parents, ils sont perdus, ils ne comprennent rien, ils pensent que je suis une sorte de monstre.
Dans mon entourage, certains sont au courant de mon désir de changer de sexe, ils sont tolérants, ils comprennent. Mais d’autres ne comprennent pas, et m’évitent, ou alors se moquent de moi. Parfois j’entends « sale pédé » à voix basse, particulièrement salissant.
Je pense que je mettrai dix ans à devenir « Rachel ». C’est le prénom que je me suis choisi. D’ici là, je me « vois » en femme élégante, chic, pas vulgaire, je voudrais qu’on comprenne tout de suite que je suis une femme, qu’il n’y ait aucun doute. Je m’imagine vivre avec un vrai « mec », un hétéro. Mon mari ! Ca m’arrive aussi de penser à une vie de couple, à adopter un enfant, l’élever. Peut-être...Un jour...
Le chemin devant moi est long, pas facile. Mais mon bonheur intime, ma joie de vivre en dépend. Je le sais. Alors je vais me lancer. Je ne mentirai jamais sur ce que je suis, je ne cacherai jamais que j’ai été un homme. Tout se sait toujours, alors je préfère dire la vérité, ma vérité, même si elle peut choquer.